17 novembre 2008

Spleen à Bex-les-Bains (Suisse), avec chassés-croisés

Une femme dans une femme. F. Picabia, mine de plomb et encre de Chine sur papier vélin à en-tête imprimé du Grand Hôtel des Salines de Bex-les-Bains.
Estimée entre 8000 € et 10000 €, la pièce fut adjugée à 15600 € le 23 mai 2006 lors de la vente Christie’s intitulée « Bibliothèque d’un grand amateur européen ». Picabia, marié à Gabrielle Buffet * (qu’il rencontre en 1908) depuis le 27 janvier 1909, rencontre Germaine Everling fin 1917. Fin février 1918, accompagné de sa femme Gabrielle, Picabia se rend à Lausanne, via Gstaad, pour y suivre une cure auprès du neurologue Brunnschweiler. Germaine Everling rejoint Picabia fin février 1918. Gabrielle et Germaine se sont-elles croisées durant la cure de Picabia ? Ce n’est pas sûr. Mais ce qui est certain, c’est que les deux femmes connaissaient l’existence l’une de l’autre à ce moment-là. Début avril 1918 (à Gstaad, où Gabrielle a loué un chalet), Picabia écrit les derniers mots de son recueil Poèmes et dessins de la fille née sans mère. Rentrée à Paris à la mi-mai 1918, Germaine Everling rejoint à nouveau Picabia et tous deux partent pour Bex, d’où trois ans plus tard seront réalisés ces deux dessins qui lui seront destinés. La notice du catalogue Christie’s ne fournit pas de date précise concernant la réalisation de ce dessin. Le zona ophtalmique de Picabia ayant été diagnostiqué en mars 1921, il semblerait que l’œuvre en question puisse être datée de cette époque (sous toutes réserves).

Francis Picabia et Germaine Everling (1921)
* En 1912, Gabrielle Buffet fit sérieusement tourner la tête de Marcel Duchamp. [Souvenons-nous qu’en juin de la même année, Picabia, Gabrielle et Marcel assistèrent, Théâtre Antoine, aux Impressions d’Afrique de Raymond Roussel]. Ce même été 1912 (depuis Paris ? depuis Munich ?), Marcel écrivit deux lettres à Gabrielle qui se trouvait alors en villégiature à Hythe (Angleterre). La suite nous est donnée par Judith Housez [Marcel Duchamp, biographie. Grasset, Paris, 2006, pp. 117-118] : « Gabrielle Buffet-Picabia, qui passait la suite de son été à Etival, un petit village du Jura, indiqua à Marcel dans une de ses lettres le jour où elle se trouverait de passage à la gare d'Andelot, seule, lors de son voyage de retour à Paris. A sa grande surprise, elle trouva Marcel sur le quai à l'heure dite : il venait d'arriver de Munich dans le seul but de la voir. Ils commencèrent à parler, laissèrent partir les trains qu'ils devaient prendre, puis restèrent là toute la nuit, assis sur le banc de la salle d'attente, à parler et à se taire, sans se prendre la main, sans s'embrasser. “ Avant tout, je dois faire très attention à ce que je lui dis, songeait Gabrielle, car il comprend les choses d'une façon alarmante, dans leur sens absolu. ”, Il avait parcouru plus de mille kilomètres en train pour ces quelques heures avec elle. Il était ivre de désir pour cette femme, sensible à sa beauté et à son intelligence, mais ne tenta rien, et garda une distance respectueuse sur le banc. Pour un jeune homme conventionnel de vingt-cinq ans, tomber amoureux d'une femme mariée était une expérience terrible. Quelques années plus tard paraîtrait Le Diable au corps, mais entre-temps, le chaos de la guerre aurait semé le doute sur toutes les valeurs, y compris celles de la famille et de la fidélité. A propos de Marcel Duchamp, Gabrielle Buffet-Picabia n'hésiterait pas à déclarer “ je pense que c'est moi qui l'ai émancipé de sa famille ”. Elle avait été son premier grand amour. »